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Arago, Curieux voyage autour du monde, 1881

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Le jugement bref et injuste d'un grand oulipien dans son Histoire du lipogramme :

"Jacques Arago donna dans son Voyage autour du monde un résumé malingre qui se passait de a."

Georges Pérec, Histoire du lipogramme, Gallimard, 1973

80 x 127 mm, 64 pages 


AVIS (de l'édition présentée) 

« Un jour on discutait devant Jacques Arago de l'emploi des lettres de l'alphabet dans les caractères d'imprimerie. Parmi les remarques qui furent faites, on constata que les lettres E et A étaient celles qui revenaient le plus souvent dans les mots. 
Je vous défierais bien, dit une des gracieuses assistantes, à Jacques Arago, d'écrire une relation à grands traits de votre voyage autour du monde, sans employer une seule fois la lettre A. 
Huit jours après, Arago envoyait à cette personne le récit qui fait l'objet de ce volume. 
Pour le punir de ce qu'elle appelait son escapade, la belle inconnue lui répondit par une lettre dans laquelle elle trouva moyen de ne pas employer une seule fois la lettre C. Elle le traitait de fou et terminait en lui disant: Voici ma réponse sensée. 
Les personnes qui auront pris quelque plaisir à lire le récit d'Arago et qui voudraient recevoir la réponse sensée (sans C), n'ont qu'à adresser 30 centimes en timbres-poste, à M. A. Leclerc, 13, rue Champollion, à Paris. 

RÉCIT

Chère bonne, vous êtes bien impérieuse, bien despote, comment voulez-vous qu'une plume docile inscrive ici, sur votre ordre, un récit fidèle des vicissitudes de nos courses, puisque je dois subir le frein qui m est si cruellement imposé ? Que désire le coursier numide ? Les brumeux horizons, les steppes et le désert: prêtez moi donc plus de liberté, si vous voulez que je n'oublie rien des périlleuses difficultés de cette route si longue et si rude qu'on nous prescrit de sillonner. 

Dès que nous eûmes quitte le port, un vent très sec et très peu courtois nous tint en éveil, et nous nous vÓmes forcés de louvoyer sous les ordres et l'oeil d'un pilote qui, routier intelligent et fort silencieux, nous dit enfin bonsoir en vue des côtes de Cherbourg. 

Soumis comme un écolier qui redoute le fouet, je ne puis vous dire le nom de cette lourde quille qui nous porte, nous berce et nous torture. lorsque, depuis quelques heures seulement, nous piétinons sur son entre-pont boueux. Toutefois, souvenez-vous du nom d'un infortuné roi d'Ecosse que les historiens ont jugé si diversement et qui mourut en exil, et dès lors vous devinerez celui que je vous dérobe. 

Des femmes jeunes, vieilles, hideuses, jolies, rousses, blondes, brunes, sveltes, dodues, sont près de nous, les unes sous le joli costume de leur sexe; les plus timides, sous les ridicules vêtements d'homme. Eh bien ! j'éprouve une rêverie sombre et une poétique tristesse, lorsque je les entends, le coeur oppressé, les prunelles humides, interroger d'une lèvre inquiète leurs voisins sur les périls du météore qui gronde et couche notre voiture neptunéenne sur un de ses côtés, et secoue ses courbes solides comme si Dieu lui eût dit: Voici le cercueil qui doit t'engloutir. 

Près de moi, voltigent, rient et trébuchent sous le roulis vingt-cinq ou trente jeunes gens pleins de cúur, de droiture et d'énergie, tous fils de Lutèce, qui visent de l'oeil Monte-Rey et qui brulent de compter entre leurs doigts les délicieuses pépites de ce sol privilégié qui semble nous fuir, et que nous sommes si désireux d'interroger. 

Vous les nommer est impossible, vous les verrez un jour, et, comme moi qu'ils chérissent en retour de mon estime pour eux, vous leur sourirez, chère, si vous voulez les rendre complètement heureux. 

De l'or, des concerts, des voitures et des sourires, c'est tout ce qu'ils cherchent, c'est tout ce qu'ils veulent; tout ce qu'ils envient... Et moi, donc! 

Je ne dois point oublier qu'un de nos hommes, un de nos meilleurs, le plus intrépide peut-être, est tombé d'une vergue, et que tout ce que nous pouvons lui donner en ce jour, ce sont des pleurs et des prières... Priez comme nous... ce fut un excellent cúur, que nous pleurerons longtemps. 

Vous ne vous ferez point une idée précise de l'ennui des courtes et rigides bordées que nous courûmes sur les flots où se mirent les têtes chevelues des Pyrénées, dont le côté opposé touche le golfe de Lyon ; si redouté des petites bicoques qu'il soulève tels que des flocons de duvet. 

Nous étions presque tous comme des étourdis, honteux de nous être livrés nous-mêmes, pieds et poings liés. Enfin, nous fîmes contre fortune bon cúur, et nous courûmes vers des régions moins élevées. 

Ici notre curiosité fut souvent et vivement réveillée: des requins, des souffleurs, des bonites qui luttent de vitesse; plus loin, et quelquefois plus près, contre le bord même, des mollusques si curieux, si singuliers, si divinement festonnés quon ne peut guère dire si ce sont des poissons, des fucus ou des bouquets de fleurs. 

Les mers sont opulentes pour les géologues et les zoologistes, chère petite; elles offrent des études si fécondes que je ne puis comprendre qu'elles ne soient point sillonnées plus souvent. 

Pourquoi tenter de vous donner une esquisse de ces splendides levers et couchers de soleil en présence desquels on sincline dévotement et qui enseignent une religion ? Vous diriez que Dieu se dévoile ici environné de tous ses sublimes prestiges; pour eux seuls, croyez-moi, on se félicite de s'être mis en route, et l'on oublie que les déjeuners et les dîners sont les moments les plus douloureux du bord. Toujours ou presque toujours du cochon, dur non-seulement comme des tiges, bien plus encore, comme des semelles de bottes, puis du boeuf de même étoffe, des pois ou d'ignobles légumes privés de sel et d'huile et du biscuit que des dents de requin .... Chut! silence ! en voici un bien plus gros que tous ceux que nous vîmes hier, on lui présente un émérillon, il frétille, il court, il mord... pincé! nous dînerons comme des Lucullus. 

Et puisqu'il est ici question de requin... Un jour, lorsque mollement étendu sur quelque dune silencieuse, vous verrez sur le flot moutonneux poindre le dos brun et lisse d'un de ces hideux écumeurs de mer, inclinez-vous, priez et dites-vous tristement: c'est le cercueil d'un fou qui n'eût point dû quitter son bourg pyrénéen, lui qui, depuis quinze hivers, ne voit plus ni le soleil ni un sourire de frère. » 

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