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 Destructarum Editionum Centuria, 1893
Commentaire
accompagnée d'un poème par Paul Vérola

Telle est la centurie d'éditions détruites que je me suis proposé de faire connaître. Parvenu au terme de cette modeste tâche, je n'ai plus, - ne fût-ce que pour en faire oublier la monotonie, - qu'à joindre à cette aride nomenclature quelques faits et anecdotes qui se rattachent assez étroitement à mon sujet.
J'ai dit, au début, que l'histoire des bibliothèques et librairies incendiées fournirait la matière d'un travail étendu : j'ajoute à présent que l'oeuvre a déjà été entreprise ; non pas chez nous, malheureusement, mais à l'étranger, où, dès 1880, M. C. WALFORD a publié une étude intitulée : "Destruction of Libraries by fire considered practically and historically", que j'ai le regret de ne connaître que par son titre. - L'auteur, sans doute, a dû mettre à contribution l'excellent "Dictionary of Printers and Printing" de C.-H. TIMPERLEY (Londres, 1839, plus de mille pages, gr. in-8), ce riche répertoire de faits intéressant l'histoire du Livre non moins que l'histoire littéraire. Ce laborieux compilateur nous apprend, en effet, combien la librairie anglaise a été fréquemment éprouvée par le feu ; en un peu plus d'un siècle (1708-1835), le consciencieux Timperley n'a pas relevé moins de trente et un incendies de libraires et d'imprimeurs, pour la plus grande partie dans la ville de Londres. Certaines maisons, celles de W. Bowyer et de Bensley, par exemple, ont été dévastées deux fois par les flammes, à très peu d'années d'intervalle, ce qui n'est pas pour donner une haute idée de l'installation des librairies d'alors. - De grandes pertes littéraires furent la conséquence de ces catastrophes et plus d'un imprimeur ou libraire eût été ainsi totalement ruiné, sans la générosité de riches amateurs qui, en plus d'un cas, vinrent à leur aide par de larges souscriptions.
L'un des incendies les plus considérables cités par Timperley fut celui du 8 janvier 1770, qui détruisit à la fois les magasins de Johnson et Payne, libraires, dans Pater-Noster Row, la demeure de l'imprimeur Cocks et la maison de l'éditeur Crowder. Entre autres pertes causées par ce sinistre, on signale la destruction complète de plus d'une tonne pesant de bibles et livres de prières.
La plus cruelle épreuve subie, dans l'ordre d'idées qui nous occupe, par la ville de Londres, fut, il n'est pas besoin de le dire, le grand incendie du 2 septembre 1666 ; on a vu, dans la "Centurie" qui précède, cette date si funeste dans l'histoire du livre revenir à maintes reprises ; on peut juger d'après cela des dommages qu'elle causa aux lettrés du temps. - On peut aussi se rendre compte de l'activité déployée par les imprimeurs Londonnais pour réparer les vides causés par ce désastre, en jetant un coup d'oeil sur un bien curieux et rare petit in-folio intitulé : Catalogue of Books printed in England since the Fire of London (1696).
Londres ne fut pas d'ailleurs la seule cité dépouillée par le feu de ses trésors littéraires ; plus d'une ville, hélas! eut après elle à déplorer de semblables désastres : Upsal en 1686 d'abord, puis encore en 1702, - Bruxelles en 1695, -Skara en 1719, - puis Copenhague en 1728 et en 1794, furent également, aux siècles derniers, victimes des incendies et des bombardements ; et si l'on passe aux temps plus rapprochés de nous, il faut inscrire à la suite de ce martyrologe les noms de Moscou, de Strasbourg et de Paris. - Je n'ai ici ni le temps, ni l'espace nécessaires pour donner les moindres détails sur ces catastrophes ; qu'il suffise de rappeler que l'année 1871 n'a pas été moins terrible pour les livres, en France, que ne le fut l'année 1666, en Angleterre.
En 1871, en effet, trois incendies dévorent Successivement la Bibliothèque de Nancy (installée au Palais ducal) le 17 juillet,- la bibliothèque et les archives de Saintes, dans la nuit du 11 au 12 novembre, et, vers la fin de l'année, l'imprimerie Rousseau-Pallez, à Metz. - Quant aux pertes irréparables causées à Paris, par les événements du mois de mai, elles ont été fidèlement énumérées dans les trois publications suivantes que tout vrai bibliophile, tout lettré ne peuvent lire sans un serrement de coeur ; ce sont :
- Rapport sur les pertes éprouvées par les Bibliothèques publiques de Paris, en 18 70-18 71, adressé à M. le Ministre de l'Instruction publique, par M. BAUDRILLART, membre de l'Institut, inspecteur général des Bibliothèques. -Paris, Techener, 1872, in-8.
- Les Manuscrits de la Bibliothèque du Louvre brûlés dans la nuit du 23 au 24 mai 1871, sous le règne de la commune ; par Louis PARIS, directeur du "Cabinet Historique". - Paris, 1872, in-8 de xi-167 pp. Tiré à cent exemplaires.
3° - Un coin du tableau, mai 1871 ; catalogue raisonné d'une collection d'ouvrages rares et curieux, anciens et modernes, détruite au palais du Conseil d'Etat du 23 au 24 mai 1871 (par PATRICE SALIN). - Paris, 1872, in-8 de 70 pp. Tiré à cent ex., non mis dans le commerce.
Notons, en passant, que c'est dans l'incendie de l'Hôtel de Ville que périt un important ouvrage de M. Charles Nisard, Dictionnaire du Patois de Paris et de la banlieue, destiné à faire partie de la belle collection de l' "Histoire générale de la Ville de Paris". - "Le manuscrit de ce dictionnaire, dit l'auteur lui-même (Préface de son "Etude sur le langage populaire ou patois de Paris", 1872, in-8), était déposé au bureau des travaux historiques, attendant l'impression, - lorsqu'il périt tout entier dans l'incendie d'une des annexes de l'Hôtel de Ville, au mois de mai 1871. - Il y avait sept ans que j'y donnais tous mes soins. - ... C'est la seconde fois, dit plus loin M. Ch. Nisard, que pareil malheur m'arrive. Déjà, en février 1848, au sac des Tuileries, on avait jeté au feu, moi présent et protestant, et avec menace de m'y jeter moi-même, le manuscrit d'un autre ouvrage beaucoup plus considérable et également prêt à être mis sous presse." Il est regrettable que M. Ch. Nisard n'ait pas fait connaître le sujet de ce travail si malheureusement perdu.
Disons encore, avant d'en finir avec les destructions de 1871, que beaucoup de livres anciens, sans doute de mince valeur, auraient été lacérés, prétend-on, pour servir alors à la fabrication des cartouches. Je ne mentionne que sous réserve cette allégation que je n'ai vue officiellement énoncée nulle part, et qui avait été produite antérieurement déjà au sujet des guerres de la Révolution et de l'empire.
Révolutions et guerres ont toujours été de grandes ennemies des Bibliothèques et des Bibliophiles, des livres et de leurs auteurs. Témoin ce panégyriste de César Borgia, qui, dans la préface de ses Oeuvres (Justuli Spoletani Opera... Romae, 1510, in-4), se plaint d'avoir vu périr, dans le désastre de Faënza, neuf panégyriques sur douze qu'il avait composés en l'honneur des "gestes" de son héros ; témoin aussi ce Jean Stradling qui, dans une de ses épigrammes adressée au poète Spenser (Epigrammata, libri quatuor, 1607, in-12), déplore avec amertume la perte de plusieurs de ses ouvrages détruits par les rebelles d'Irlande ; témoin encore M. le Chevalier de Fonvielle qui, dans la longue et humoristique préface de son Voyage en Espagne, en 1798 (Paris, 1823, in-8), raconte les mésaventures arrivées à ses manuscrits à la suite du pillage de sa maison, de sa bibliothèque et de son mobilier par les Prussiens, en 1815.
A côté de ces témoins parlants et agissants, il en est d'autres qui, pour être inertes et muets, ne sont pas moins persuasifs et dignes de foi : ce sont les victimes mêmes de ces calamiteux événements, les livres atteints par le fer ou le feu, qui doivent parfois à ces traces -visibles des violences souffertes d'acquérir, aux yeux de certains bibliophiles, un surcroît de prix, d'intérêt ou tout au moins de curiosité. Car il ne manque pas d'amateurs qui paieraient volontiers bien cher des livres tels que les suivants, par exemple :
Adriani Spigelii, Bruxellensis... anatomiae et chirurgiae professoris... opera omnia. Amstelodami, 1645, in-folio, figures.
Exemplaire fort beau et bien relié, mais percé de deux balles jusqu'au milieu du volume, et pour cela même très cher à Van Hulthem, qui considérait non sans orgueil ces glorieuses traces du combat du Pare, à Bruxelles, en 1830.
Ou encore :
Description des antiques du musée royal, par le chevalier VISCONTI, membre de l'Institut. Paris, 1817, in-8.
Exemplaire tiré sur papier vélin, somptueusement habillé de maroquin rouge, avant appartenu d'abord à Louis XVIII, dont il porte les armes sur le plat, et qui passa ensuite dans la bibliothèque du château de Neuilly, où il fut estampillé. C'est au sac de cette maison royale, en février 1848, que ce livre subit les traces d'incendie qu on remarque au dos, et que se garda bien de réparer l'un de ses derniers possesseurs, le comte de L..., amateur des plus délicats.
Ou bien enfin :
Négociations entre la France et la Chine en 1860, par le baron Gros. Paris, 1864, in-4.
Superbe exemplaire en maroquin vert, aux arrhes du prince Napoléon (Jérôme) ; l'un des très rares volumes échappés à l'incendie de la bibliothèque du Palais-Royal, en mai 1871, et qui atteignit un prix important dans une vente effectuée naguère à Londres.
Ainsi que je l'ai fait remarquer ailleurs (voir la préface de la Bibliolytie) les causes de la destruction volontaire ou accidentelle des livres sont, infinies ; sans entrer dans de longs détails à ce sujet, je citerai, à titre de curiosité, les exemples que voici.
Je noterai d'abord le cas de l'Estoile écrivant ceci dans son célèbre Journal : "B... m'a vendu ung méchant petit livret que j'ai trouvé par hasard en sa boutique, intitulé : Taxe des parties casuelles (de la boutique du Pape... par Antoine du Pinet, Lyon, 1564, in-8). Il y a longtemps que j'en cherchois ung pour le remettre à la place de celui que je bruslai à la Saint-Barthelemy, craignant qu'il ne me bruslat."
Il y a bien lieu de penser que plus d'un collectionneur de l'époque, bon catholique ou franc huguenot, dut imiter en une si terrible conjoncture, et pour plus d'ung méchant petit livret, la prudente précaution du sage L'Estoile.
L'autre exemple de bibliophlégie (si j'ose forger ce mot) nous est fourni par ANDRÉ NAVAGERO, noble Vénitien, orateur, poète et diplomate (1483-1529), qui excellait dans la poésie latine. "Il imita souvent, dit un biographe, avec grand succès les tours délicats de Catulle, et il affectionnait tellement ce poète, qu'il brûlait, assure-t-on, tous les ans, en son honneur, quelques exemplaires des Epigrammes de Martial."
Un dernier cas de brûlure est rapporté par M. Paul Lacroix au sujet de deux très rares ouvrages d'un grand original du temps passé, le conseiller PIERRE LE LOYER, auteur de la Néphélococugie, ou la Nuée des cocus, comédie non moins docte que facétieuse (réimprimée il y a quelques années), et le Discours des spectres ou visions et apparitions d'esprits, comme anges, démons et âmes se monstrant visibles aux hommes ; etc. (Paris, 1608, in-4).
Je transcris textuellement le récit du regretté P.-L . Jacob : "Le Discours des Spectres est un livre très intéressant, qui est devenu rare. Voici peut-être la cause de cette rareté. Un bibliophile, qui avait aussi (comme Le Loyer) son coup de marteau dans la tête, s'était imaginé que certains livres avaient une influence occulte sur les objets dont ils traitaient. Suivant lui, le Discours des Spectres ne servait qu'à propager cette mauvaise graine ; en conséquence, il achetait tous les exemplaires qui passaient en vente, et il les brûlait, j'en ai honte pour lui, à la flamme d'un cierge bénit. Il raconta un jour cet auto-dafé : "Votre idée est originale, lui dit-on en riant, mais il est fâcheux qu'on ne se soit pas avisé de condamner au feu tous les exemplaires de la Néphélococugie, pour détruire la race des cocus." - "Voudriez-vous donc que le monde finît?" répondit-il avec le plus grand sang-froid. On essaya vainement de battre en brèche son système incendiaire en lui démontrant que la Néphélocoeugie s'était détruite toute seule, à ce point qu'il n'en existait pas dix exemplaires, sans que les héros de la comédie aient eu à subir la moindre diminution dans le cours des choses naturelles : "Les cocus et les spectres, dit-il gravement, c'est bien différent : les spectres se multiplient par milliers en un instant ; quant aux cocus, on n'en été condamnée et brûlée publiquement devant la porte dudit café. Et ont, après l'exécution, signé avec nous, secrétaire-greffier... etc."
Je me garderai bien d'affaiblir parle moindre commentaire les beautés de ces citations non moins curieuses par la forme que dans le fond. Mais en vérité, n'est-il pas bien étrange de voir toutes ces bonnes gens, se piquant sans doute du plus pur libéralisme, ayant fait la Révolution pour conquérir la liberté de tout dire et de tout écrire, ne rien trouver de mieux que de singer les formes et le style judiciaires ainsi que les procédés détestés d'un régime abhorré, à seule fin d'anéantir, arbitrairement et violemment, les écrits qui leur déplaisaient ?

FERNAND DRUJON.

 

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