Telle est la centurie d'éditions
détruites que je me suis proposé de faire connaître.
Parvenu au terme de cette modeste tâche, je n'ai plus, - ne fût-ce
que pour en faire oublier la monotonie, - qu'à joindre à
cette aride nomenclature quelques faits et anecdotes qui se rattachent
assez étroitement à mon sujet.
J'ai dit, au début, que l'histoire des bibliothèques et
librairies incendiées fournirait la matière d'un travail
étendu : j'ajoute à présent que l'oeuvre a déjà
été entreprise ; non pas chez nous, malheureusement, mais
à l'étranger, où, dès 1880, M. C. WALFORD
a publié une étude intitulée : "Destruction
of Libraries by fire considered practically and historically", que
j'ai le regret de ne connaître que par son titre. - L'auteur,
sans doute, a dû mettre à contribution l'excellent "Dictionary
of Printers and Printing" de C.-H. TIMPERLEY (Londres, 1839, plus
de mille pages, gr. in-8), ce riche répertoire de faits intéressant
l'histoire du Livre non moins que l'histoire littéraire. Ce laborieux
compilateur nous apprend, en effet, combien la librairie anglaise a
été fréquemment éprouvée par le feu
; en un peu plus d'un siècle (1708-1835), le consciencieux Timperley
n'a pas relevé moins de trente et un incendies de libraires et
d'imprimeurs, pour la plus grande partie dans la ville de Londres. Certaines
maisons, celles de W. Bowyer et de Bensley, par exemple, ont été
dévastées deux fois par les flammes, à très
peu d'années d'intervalle, ce qui n'est pas pour donner une haute
idée de l'installation des librairies d'alors. - De grandes pertes
littéraires furent la conséquence de ces catastrophes
et plus d'un imprimeur ou libraire eût été ainsi
totalement ruiné, sans la générosité de
riches amateurs qui, en plus d'un cas, vinrent à leur aide par
de larges souscriptions.
L'un des incendies les plus considérables cités par Timperley
fut celui du 8 janvier 1770, qui détruisit à la fois les
magasins de Johnson et Payne, libraires, dans Pater-Noster Row, la demeure
de l'imprimeur Cocks et la maison de l'éditeur Crowder. Entre
autres pertes causées par ce sinistre, on signale la destruction
complète de plus d'une tonne pesant de bibles et livres de prières.
La plus cruelle épreuve subie, dans l'ordre d'idées qui
nous occupe, par la ville de Londres, fut, il n'est pas besoin de le
dire, le grand incendie du 2 septembre 1666 ; on a vu, dans la "Centurie"
qui précède, cette date si funeste dans l'histoire du
livre revenir à maintes reprises ; on peut juger d'après
cela des dommages qu'elle causa aux lettrés du temps. - On peut
aussi se rendre compte de l'activité déployée par
les imprimeurs Londonnais pour réparer les vides causés
par ce désastre, en jetant un coup d'oeil sur un bien curieux
et rare petit in-folio intitulé : Catalogue of Books printed
in England since the Fire of London (1696).
Londres ne fut pas d'ailleurs la seule cité dépouillée
par le feu de ses trésors littéraires ; plus d'une ville,
hélas! eut après elle à déplorer de semblables
désastres : Upsal en 1686 d'abord, puis encore en 1702, - Bruxelles
en 1695, -Skara en 1719, - puis Copenhague en 1728 et en 1794, furent
également, aux siècles derniers, victimes des incendies
et des bombardements ; et si l'on passe aux temps plus rapprochés
de nous, il faut inscrire à la suite de ce martyrologe les noms
de Moscou, de Strasbourg et de Paris. - Je n'ai ici ni le temps, ni
l'espace nécessaires pour donner les moindres détails
sur ces catastrophes ; qu'il suffise de rappeler que l'année
1871 n'a pas été moins terrible pour les livres, en France,
que ne le fut l'année 1666, en Angleterre.
En 1871, en effet, trois incendies dévorent Successivement la
Bibliothèque de Nancy (installée au Palais ducal) le 17
juillet,- la bibliothèque et les archives de Saintes, dans la
nuit du 11 au 12 novembre, et, vers la fin de l'année, l'imprimerie
Rousseau-Pallez, à Metz. - Quant aux pertes irréparables
causées à Paris, par les événements du mois
de mai, elles ont été fidèlement énumérées
dans les trois publications suivantes que tout vrai bibliophile, tout
lettré ne peuvent lire sans un serrement de coeur ; ce sont :
1° - Rapport sur les pertes éprouvées par les
Bibliothèques publiques de Paris, en 18 70-18 71, adressé
à M. le Ministre de l'Instruction publique, par M. BAUDRILLART,
membre de l'Institut, inspecteur général des Bibliothèques.
-Paris, Techener, 1872, in-8.
2° - Les Manuscrits de la Bibliothèque du Louvre brûlés
dans la nuit du 23 au 24 mai 1871, sous le règne de la commune
; par Louis PARIS, directeur du "Cabinet Historique". - Paris, 1872,
in-8 de xi-167 pp. Tiré à cent exemplaires.
3° - Un coin du tableau, mai 1871 ; catalogue raisonné
d'une collection d'ouvrages rares et curieux, anciens et modernes, détruite
au palais du Conseil d'Etat du 23 au 24 mai 1871 (par PATRICE
SALIN). - Paris, 1872, in-8 de 70 pp. Tiré à cent ex.,
non mis dans le commerce.
Notons, en passant, que c'est dans l'incendie de l'Hôtel de Ville
que périt un important ouvrage de M. Charles Nisard, Dictionnaire
du Patois de Paris et de la banlieue, destiné à faire
partie de la belle collection de l' "Histoire générale
de la Ville de Paris". - "Le manuscrit de ce dictionnaire, dit l'auteur
lui-même (Préface de son "Etude sur le langage populaire
ou patois de Paris", 1872, in-8), était déposé
au bureau des travaux historiques, attendant l'impression, - lorsqu'il
périt tout entier dans l'incendie d'une des annexes de l'Hôtel
de Ville, au mois de mai 1871. - Il y avait sept ans que j'y donnais
tous mes soins. - ... C'est la seconde fois, dit plus loin M. Ch. Nisard,
que pareil malheur m'arrive. Déjà, en février 1848,
au sac des Tuileries, on avait jeté au feu, moi présent
et protestant, et avec menace de m'y jeter moi-même, le manuscrit
d'un autre ouvrage beaucoup plus considérable et également
prêt à être mis sous presse." Il est regrettable
que M. Ch. Nisard n'ait pas fait connaître le sujet de ce travail
si malheureusement perdu.
Disons encore, avant d'en finir avec les destructions de 1871, que beaucoup
de livres anciens, sans doute de mince valeur, auraient été
lacérés, prétend-on, pour servir alors à
la fabrication des cartouches. Je ne mentionne que sous réserve
cette allégation que je n'ai vue officiellement énoncée
nulle part, et qui avait été produite antérieurement
déjà au sujet des guerres de la Révolution et de
l'empire.
Révolutions et guerres ont toujours été de grandes
ennemies des Bibliothèques et des Bibliophiles, des livres et
de leurs auteurs. Témoin ce panégyriste de César
Borgia, qui, dans la préface de ses Oeuvres (Justuli Spoletani
Opera... Romae, 1510, in-4), se plaint d'avoir vu périr,
dans le désastre de Faënza, neuf panégyriques sur
douze qu'il avait composés en l'honneur des "gestes" de son héros
; témoin aussi ce Jean Stradling qui, dans une de ses épigrammes
adressée au poète Spenser (Epigrammata, libri quatuor,
1607, in-12), déplore avec amertume la perte de plusieurs
de ses ouvrages détruits par les rebelles d'Irlande ; témoin
encore M. le Chevalier de Fonvielle qui, dans la longue et humoristique
préface de son Voyage en Espagne, en 1798 (Paris, 1823,
in-8), raconte les mésaventures arrivées à ses
manuscrits à la suite du pillage de sa maison, de sa bibliothèque
et de son mobilier par les Prussiens, en 1815.
A côté de ces témoins parlants et agissants, il
en est d'autres qui, pour être inertes et muets, ne sont pas moins
persuasifs et dignes de foi : ce sont les victimes mêmes de ces
calamiteux événements, les livres atteints par le fer
ou le feu, qui doivent parfois à ces traces -visibles des violences
souffertes d'acquérir, aux yeux de certains bibliophiles, un
surcroît de prix, d'intérêt ou tout au moins de curiosité.
Car il ne manque pas d'amateurs qui paieraient volontiers bien cher
des livres tels que les suivants, par exemple :
Adriani Spigelii, Bruxellensis... anatomiae et chirurgiae professoris...
opera omnia. Amstelodami, 1645, in-folio, figures.
Exemplaire fort beau et bien relié, mais percé de deux
balles jusqu'au milieu du volume, et pour cela même très
cher à Van Hulthem, qui considérait non sans orgueil ces
glorieuses traces du combat du Pare, à Bruxelles, en 1830.
Ou encore :
Description des antiques du musée royal, par le chevalier
VISCONTI, membre de l'Institut. Paris, 1817, in-8.
Exemplaire tiré sur papier vélin, somptueusement habillé
de maroquin rouge, avant appartenu d'abord à Louis XVIII,
dont il porte les armes sur le plat, et qui passa ensuite dans la
bibliothèque du château de Neuilly, où il fut estampillé.
C'est au sac de cette maison royale, en février 1848, que ce
livre subit les traces d'incendie qu on remarque au dos, et que se garda
bien de réparer l'un de ses derniers possesseurs, le comte de
L..., amateur des plus délicats.
Ou bien enfin :
Négociations entre la France et la Chine en 1860, par
le baron Gros. Paris, 1864, in-4.
Superbe exemplaire en maroquin vert, aux arrhes du prince Napoléon
(Jérôme) ; l'un des très rares volumes échappés
à l'incendie de la bibliothèque du Palais-Royal, en mai
1871, et qui atteignit un prix important dans une vente effectuée
naguère à Londres.
Ainsi que je l'ai fait remarquer ailleurs (voir la préface de
la Bibliolytie) les causes de la destruction volontaire ou accidentelle
des livres sont, infinies ; sans entrer dans de longs détails
à ce sujet, je citerai, à titre de curiosité, les
exemples que voici.
Je noterai d'abord le cas de l'Estoile écrivant ceci dans son
célèbre Journal : "B... m'a vendu ung méchant
petit livret que j'ai trouvé par hasard en sa boutique, intitulé
: Taxe des parties casuelles (de la boutique du Pape... par Antoine
du Pinet, Lyon, 1564, in-8). Il y a longtemps que j'en cherchois ung
pour le remettre à la place de celui que je bruslai à
la Saint-Barthelemy, craignant qu'il ne me bruslat."
Il y a bien lieu de penser que plus d'un collectionneur de l'époque,
bon catholique ou franc huguenot, dut imiter en une si terrible conjoncture,
et pour plus d'ung méchant petit livret, la prudente précaution
du sage L'Estoile.
L'autre exemple de bibliophlégie (si j'ose forger ce mot) nous
est fourni par ANDRÉ NAVAGERO, noble Vénitien, orateur,
poète et diplomate (1483-1529), qui excellait dans la poésie
latine. "Il imita souvent, dit un biographe, avec grand succès
les tours délicats de Catulle, et il affectionnait tellement
ce poète, qu'il brûlait, assure-t-on, tous les ans, en
son honneur, quelques exemplaires des Epigrammes de Martial."
Un dernier cas de brûlure est rapporté par M. Paul
Lacroix au sujet de deux très rares ouvrages d'un grand original
du temps passé, le conseiller PIERRE LE LOYER, auteur de la Néphélococugie,
ou la Nuée des cocus, comédie non moins docte que facétieuse
(réimprimée il y a quelques années), et le
Discours des spectres ou visions et apparitions d'esprits, comme
anges, démons et âmes se monstrant visibles aux hommes
; etc. (Paris, 1608, in-4).
Je transcris textuellement le récit du regretté P.-L .
Jacob : "Le Discours des Spectres est un livre très intéressant,
qui est devenu rare. Voici peut-être la cause de cette rareté.
Un bibliophile, qui avait aussi (comme Le Loyer) son coup de marteau
dans la tête, s'était imaginé que certains livres
avaient une influence occulte sur les objets dont ils traitaient. Suivant
lui, le Discours des Spectres ne servait qu'à propager
cette mauvaise graine ; en conséquence, il achetait tous les
exemplaires qui passaient en vente, et il les brûlait, j'en ai
honte pour lui, à la flamme d'un cierge bénit. Il raconta
un jour cet auto-dafé : "Votre idée est originale, lui
dit-on en riant, mais il est fâcheux qu'on ne se soit pas avisé
de condamner au feu tous les exemplaires de la Néphélococugie,
pour détruire la race des cocus." - "Voudriez-vous donc que
le monde finît?" répondit-il avec le plus grand sang-froid.
On essaya vainement de battre en brèche son système incendiaire
en lui démontrant que la Néphélocoeugie s'était
détruite toute seule, à ce point qu'il n'en existait pas
dix exemplaires, sans que les héros de la comédie aient
eu à subir la moindre diminution dans le cours des choses naturelles
: "Les cocus et les spectres, dit-il gravement, c'est bien différent
: les spectres se multiplient par milliers en un instant ; quant aux
cocus, on n'en été condamnée et brûlée
publiquement devant la porte dudit café. Et ont, après
l'exécution, signé avec nous, secrétaire-greffier...
etc."
Je me garderai bien d'affaiblir parle moindre commentaire les beautés
de ces citations non moins curieuses par la forme que dans le fond.
Mais en vérité, n'est-il pas bien étrange de voir
toutes ces bonnes gens, se piquant sans doute du plus pur libéralisme,
ayant fait la Révolution pour conquérir la liberté
de tout dire et de tout écrire, ne rien trouver de mieux que
de singer les formes et le style judiciaires ainsi que les procédés
détestés d'un régime abhorré, à seule
fin d'anéantir, arbitrairement et violemment, les écrits
qui leur déplaisaient ?
FERNAND DRUJON.
© Textes rares
|