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Barthélémy, Némésis, 1835 :

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Préface

On peut envisager sous deux faces l'oeuvre dont on livre aujourd'hui au publie la réimpression, l'une politique, l'autre littéraire : la première est affaire de sentiment et de passion ; la seconde chose d'art et de goût.

Cette dernière appréciation est la seule que nous soyons jaloux d'aborder. Il y a dans la politique de telles péripéties, de si brusques et si imprévus changements, qu'avec elle on écrit sur le sable. Assez longtemps d'ailleurs on s'en servit comme d'un prétexte pour jucher sur le piédestal littéraire des hommes qui ne purent s'y tenir deux jours debout. L'heure est venue d'isoler les deux grandes puissances de l'époque, de faire à chacune sa part, de les juger séparément, même quand elles se confondent et réagissent l'une sur l'autre.

Réduite à ce point de vue, Némésis est encore une création prodigieuse, un phénomène dont l'analogue n'existe pas. Juvénal, Aristophane, Martial, Plaute, Regnier, Boileau, n'ont rien osé de semblable : la Satire Menippée, avec sa causticité mordante et sa forme acerbe, pourrait seule s'en rapprocher par quelques points ; toutefois, mettant en regard les deux créations, et compte tenu de la différence des époques, Némésis est une oeuvre bien plus puissante, bien plus inexplicable.

Nous nous sommes faits à ce tour de force ; mais qu'on se reporte au début. Dans un Prospectus en vers, Barthélemy promit au public, le 27 mars 1831, de lui donner chaque semaine une feuille in-quarto de sa poésie à lui, de cette poésie satirique qui avait eu sous la restauration une vogue à trente mille exemplaires. A cette annonce que de gens s'écrièrent : «C'est impossible ! » Combien encore ayant foi dans le poëte doutèrent ce jour-là de lui ! « Il se tuera à la peine, » dirent-ils.. « Passe pour un mois, pour deux ajoutèrent les autres ; mais ensuite » Et nul ne crut l'entreprise pleinement exécutable ; nul ne se fût porté, solidaire de sa durée.

Barthélemy seul garda la conscience de sa force ; il commença ; et depuis, douze mois durant, ce ne fut qu'un jet de poésie, un jet de même hauteur, ne déclinant jamais, grandissant plutôt. Némésis prit un à un tous les grands événements politiques, les para de ses couleurs, les accentua, les cadença dans sa langue nerveuse et sonore ; elle saisit au corps les réputations les plus robustes ; jeta ses défis aux noms les plus hauts, attaqua en bloc ou en détail, enchâssa tout dans son rhythme, tout jusqu'aux abstractions gouvernementales ; fit tour à tour du paradoxe et de la logique, de l'art ou de la raison d'État ; parla aux passions ou au bon sens, souffla l'émeute ou appela la discussion ; entonna un chant de guerre ou prêcha la fraternité des peuples. Tous les partis comparurent à sa barre ; aux uns elle tendit la main, elle frappa sur la joue aux autres. Quelquefois, mais à de rares intervalles, el le fouillait dans nos moeurs, interrogeait nos monuments, nous disait le Palais-Royal en hiver, l'Archevêchè et la Bourse, le Panthéon, l'Obélisque et la Colonne. Ailleurs, c'étaient de majestueuses et grandes peintures., des épopées étincelantes, comme la Statue de Napoléon, et la Fête du Soleil.

Maintenant encore, à lire ces compositions improvisées, à les peser, à les détailler sans passion. et dans le silence du cabinet, à les dépouiller de tout intérêt de circonstance, de toute sympathie politique, on est émerveillé de les voir si pures, si neuves, si complètes ; on se prend à douter que ce soit là une oeuvre de quelques jours ; on se demande si la même main eût fait mieux en plus de temps.

Ce qu'on explique le moins dans un pareil travail, c'est sa durée. Cinquante-deux semaines, à plus de deux cents vers chaque, font, si je ne faux, onze mille vers environ, lesquels divisés par les trois cent soixante-cinq jours de l'année donnent un quotient de trente vers. C'est donc une tâche de trente vers par jour que Barthélemy a acceptée, et accomplie pendant douze longs mois. Chaque matin, en se levant, Barthélemy avait trente rimes à trouver, trente hémistiches à subir, trente alexandrins à engendrer corps et âme, sens et mots. Or, calculez que tous les jours ne sont pas bons, qu'il y a pluie et soleil dans l'atmosphère poétique, que l'inspiration n'est pas de commande, que l'enthousiasme n'est pas à 1'heure, que, plus souvent qu'un autre, le poëte a des digestions fausses, des névralgies étourdissantes, de paresseux abandons, des tracas de vie privée ; calculez encore que, s'il tient la diète ou garde le lit, s'étend sur un sofa ou court à ses passions, sa tâche né s'en. déroule pas moins incessante et régulière comme l'étoffe qui s'allonge sous le cylindre d'une machine à vapeur. Ainsi, somme toute, et compensation 'faite des jours perdus, une tâche de cent vers au moins a dû s'effectuer aux jours remplis. C'est effrayant.

A voir Barthélemy ainsi courbé sur son oeuvre, j'ai souvent éprouvé pour lui des vertiges et des saisissements. Il me faisait l'effet d'un voyageur suspendu à pie sur un précipice, d'un couvreur qui longe les dernières ardoises d'une toiture, d'un aéronaute qui plonge dans l'air sur la foi de son parachute.

Lui-même, il faut le dire, comprenait bien sa position, et ne s'abusait pas sur les écueils avec. lesquels il paraissait se jouer. « Je suis, nous disait-il un jour, comme un acrobate qui a épuisé son programme. Il a tout fait, saut périlleux, ascension sans balancier, course vers le cintre à vol d'oiseau. Le publie a battu des mains aux premières représentations, puis il est revenu froid et blasé, car il sait son homme. Alors celui-ci. se ravise. - Je vais, dit-il, voltiger sans corde. - C'est impossible, interrompent les spectateurs, cela ne s'est jamais vu. Et si l'acrobate réalise l'impossible, s'il voltige sans corde, on battra des mains une fois, encore, deux fois, trois fois, mais on s'habituera à l'impossible, et l'on finira par dire : N'est-ce que cela? Ainsi en sera-il pour Némésis. »

Sans recourir à d'autres motifs, celui-ci peut. suffire à expliquer pourquoi, au bout de sa traite d'un an, Némésis a fait une halte et s'est condamnée au repos.

Qu'une feuille se fonde politique ou littéraire, qu'elle jette un titre, un simple titre au publie et dise Je durerai, sans doute elle durera, si les abonnés lui sont propices ; car cet être de raison que l'on nomme un journal se compose d'autant d'êtres réels que. son importance et sa caisse le comportent. Il aura dix, vingt rédacteurs ; il.remplacera ceux qui meurent, changera ceux qui s'usent: vieux, il se rajeunira, comme Eson, en aspirant des sucs jeunes et vivaces ; riche, il raccolera pour son service la science, la verve et le talent. Et pourtant ce sera toujours lui, lui le journal avec son titre stéréotypé, lui avec son nom que sait la foule, lui le Constitutionnel, le Courrier français, le National, le Temps, le Journal des Débats. Dix générations de rédacteurs passeront ignorées, et le nom de la feuille restera connu de tous, retentissant, prononcé avec haine ou avec amour.

Pouvait-il en être ainsi de Némésis, de cette satire hebdomadaire que signait Barthélemy ? Non, car l'auteur était lié à l'oeuvre ; Némésis ne pouvait changer de main sans changer d'allures. Sous les doigts du maître, c'était une littérature, une création ; exploitée par d'autres, elle devenait, et nous l'avons vu, un calque et une parodie.

Némésis était donc une oeuvre essentiellement temporaire, ne pouvant durer plus que l'haleine d'un homme ; c'était une gageure à vider ; un défi jeté aux difficultés du rhythme ; une expérience dont le poëte voulait avoir le coeur net.

L'oeuvre restera pourtant, non comme étude, non comme modèle à imiter, mais comme tour de force, et comme phénomène littéraire. Ce titre de durée suffirait à Némésis quand elle ne serait pas l'écho de nos colères politiques et la date d'une époque passionnée.

L[ouis] R[eybaud].


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