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Album de la jeunesse, 1831

reliure détails | faux-titre | titre détail | page 1 détail | doubles pages 1 . 25 . 48-49 . 274-275 détail | gravures et vignettes 24 . 49 . 65 . 78 . 79 . 88 . 99 . 105 . 109 . 119 . 144 . 145 . 151 . 164 . 178 . 188 . 189 . 192 . 204 . 207 . 263 . 274 .

Victor Hugo, Voyage aux Alpes

A Sallenches, on quitte sa voiture. De ce bourg au prieuré de Chamonix, le trajet se fait dans des chars-à-banc, attelés de mulets, et formés d'une seule banquette transversale, où l'on est assis de côté sous une façon de petits dais en cuir, dont les quatre pans peuvent se baisser en cas d'orage.
Cette nouvelle manière de voyager vous avertit que vous passez, en quelque sorte, d'une nature à une autre. Voici que vous pénétrez dans la montagne. Le sabot rond et plat des chevaux ne convient plus à ces chemins âpres, escarpés et glissans. La roue des voitures ordinaires se briserait dans ces sentiers étroits, à tout moment déchirés par des pointes de roc et rompus par les torrens. Il faut des chariots légers et solides qui puissent se démonter dans les passages difficiles, et les traverser avec vous sur les épaules des guides et des muletiers. Jusqu'ici vous n'avez fait que voir les Alpes ; maintenant vous commencez à les sentir.
Plus tard, plus loin, plus haut, il faudra quitter jusqu'à ces frêles équipages ; le sol indomptable des Alpes les repoussera. Le pas sûr et hardi des mulets vous portera quelque temps encore dans ces hautes régions où il n'y a plus de routes tracées que celle du torrent qui se précipite, c'est- à-dire, le chemin le plus court du sommet de la montagne au fond de l'abîme. Vous avancerez encore, et alors le vertige, ou quelque autre invincible obstacle, vous forcera de descendre de vos montures, et de continuer à pied votre voyage hasardeux, jusqu'à ce qu'enfin vous ayez atteint ces lieux où l'homme lui-même est contraint de reculer; ces solitudes de glaces, de granit et de brouillard, où le chamois y poursuivi par le chasseur, se réfugie audacieusement, entre des précipices prêts à s'ouvrir et des avalanches prêtes à tomber (a).
c'est en méditant sur les dangers dont cette nature sauvage assiège les pas du simple curieux, qu'on est tenté d'admirer, comme des récits fabuleux, les histoires qui nous montrent, dans l'antiquité, les machines de guerre carthaginoises, et, de nos jours, les canons français traversant les Alpes. On se demande avec effroi, et presque avec incrédulité ; comment le lourd attirail d'une armée a pu voyager par des routes qui semblent souvent refuser de l'espace et de la solidité aux pieds aériens du chamois, et comment il a réussi à doubler deux fois ces hauts promontoires qui baignent dans les nuages , et plongent si profondément dans le ciel. L'explication de ceci est dans la puissance que Dieu a donnée à l'intelligence de l'homme. Ces choses merveilleuses se sont faites pour montrer, en quelque sorte, combien l'homme est roi de la nature physique. A l'aspect des Alpes, il semblerait qu'une armée de géans seule pourrait franchir ces colosses. Ne faut-il pas admirer que, pour accomplir ce miracle et le renouveler de nos jours, il ait suffi, pour les deux armées , de deux géans de volonté et de génie, Annibal et Napoléon? Je m'aperçois que ma pensée va plus vite que nos rapides chariots. Nous quittons à peine Sallenches , et déjà je cherche à démêler, sur les crêtes étincelantes des vieilles Alpes, les traces que n'y ont pas laissées les deux grands envahisseurs de l'Italie. C'est qu'en effet il est difficile de ne point éprouver quelque profonde émotion, lorsque, par une belle matinée d'août, en descendant la pente sur laquelle Sallenches est assise, on voit se dérouler devant soi cet Immense amphithéâtre de montagnes, toutes diverses de couleur, de forme, de hauteur et d'attitude, masses énormes tour à tour éclatantes et sombres vertes et blanches y distinctes et confuses, dont un large rayon de soleil, encore oblique, inonde chaque intervalle, et au dessus desquelles, comme la pierre du serment dans un cercle druidique, le Mont-Blanc s'élève royalement avec sa tiare de glace et son manteau de neige.
En sortant de Sallenches, la route de Chamonix traverse une vaste plaine qui vous laisse tout le temps d'admirer ce grand et immuable spectacle. Cette plaine, d'environ deux lieues de largeur, n'était la veille qu'une mer, Il avait plu, et l'Arve qui la divise dans sa longueur , l'avait prise tout entière pour lit, comme il arrive toujours dans les temps d'orage. Mais il avait suffi de vingt-quatre heures pour faire rentrer le torrent dans les limites qu'il viole si souvent; et la route, encore fangeuse à notre passage, n'était plus que rarement coupée par des mares et des courans d'eau jaunâtre, qui lavaient de temps en temps les pieds des mulets et les roues basses des chars-à-banc.
A travers lit riche verdure dont on est de toutes parts environné, le trajet de cette plaine serait infiniment agréable, si l'on n'était impatient d'aborder les montagnes, et de quitter la plaine et la verdure. Aussi, lorsqu'après plusieurs heures de course monotone, le guide vous montre de l'autre côté de larve, à une assez grande hauteur, sur le revers des montagnes, les toits du village de Chède, presque enseveli dans les arbres, on approche avec ravissement du pont de bois rouge, qui mène à cette autre rive où l'on commencera enfin à monter !
Il y a un grand charme à s'arrêter un moment sur ce pont pendant qu'il tremble, ébranlé à la fois par le roulement des chars-à-banc et par le mugissement de larve, blanche d'écume, et bondissant sous son arche unique entre des blocs de granit. Le dos tourné au Mont-Blanc, on n'a plus sous les yeux que des objets rians et tranquilles qui sont plus doux à considérer du milieu de ce fracas. A gauche, un amphithéâtre gracieux de bois, de chalets et de champs cultivés ; devant soi , à l'extrémité de la plaine, Sallenches avec ses maisons blanches et son clocher poli comme l'étain , au pied d'une haute montagne verte, couronnée par de larges pans de, roche qui figurent une vieille forteresse de Titans ; à droite, enfin, la magnifique cascade de Chède, qui jaillit à mi-côte dans une sorte de conque naturelle, d'où sa nappe retombe plus large et plus arrondie, et qui s'environne de son arc-en-ciel comme d'une auréole.
Après avoir gravi péniblement un chemin encombré de pierres roulantes qui sonnent sous le pied des mulets, on traverse le village de Chède, et on laisse la belle cascade derrière soi pour s'enfoncer dans la montagne e. La route est ici quelque temps ombragée de grands chênes, de bouleaux, de hauts mélèzes, qui entremêlent leurs branches et emprisonnent la vue sous un toit de verdure. Tout à coup le taillis s'ouvre et s'écarte connue à plaisir. Un spectacle rempli d'un charme inattendu est devant vos yeux. C'est lui petit lac que l'on nomme, je crois, le Lac-Vert à cause du gazon épais qui en tapisse tous les bords, et le fait ressembler à un miroir de cristal bordé de velours vert. Ce lac, dont le flot conserve une inaltérable
limpidité, a, dans la fraîcheur de son aspect, dans la grâce de ses contours , quelque chose qui contraste d'une manière délicieuse avec la sombre sévérité des montagnes, au milieu desquelles il est jeté. Or se croirait magiquement transporté dans une autre contrée, sous lui autre ciel, si le Mont-Blanc n'était pas debout à l'horizon, avec ses dames de neige, ses
glaciers, ses formidables aiguilles, et ne venait, comme jaloux des impressions douces qui osent naître si près de lui, projeter son image menaçante jusque dans l'eau paisible dit Lac-Vert. J'ignore par quel fil invisible, par quel conducteurs électriques, les choses de la nature touchent aux choses de l'art; mais à l'instant même me revinrent à l'esprit ces grandes
créations dit vieux Shakspeare, où toujours domine une haute et sombre figure qui, dans un coin du drame, se reflète dans une ame limpide, transparente et pure ; oeuvres complètes comme la nature, où il y a toujours une Ophélia pour Hamlet, une Dedesmona pour Othello, un Lac-Vert pour le Mont-Blanc.
Il ne faut pas quitter le lac sans jeter quelques pièces de monnaie aux petits enfans de Chède et de Passy, qui viennent offrir aux passans des verres de cette eau si fraîche et si belle. J'ai entendu des voyageurs se plaindre souvent des importunités de ce peuple, qui, pour ainsi dire, vous vend en détail les beautés du pays qu'il habite. Ils avaient tort : ces malheureux n'ont que leurs Alpes pour vivre.
La scène change ; le sol est dépouillé; la verdure disparaît autour de nous. La route, obstruée de roches, tourne et se replie, comme un long serpent, sur le flanc d'une montagne aride et toute bouleversée. Nous arrivons au Nant-Noir (1).
Dans une ravine profonde, où toute végétation semble morte, entre deux escarpemens de terre ferrugineuse, parmi des quartiers de granit que l'on prendrait pour des blocs d'ébène, roule avec un bruit effrayant, une eau noire que son écume même ne blanchit pas. C'est le torrent noir, ainsi nommé à cause de la couleur sombre que donnent à ses flots les ardoises qu'il charie, et sans doute aussi parce qu'il est extrémement dangereux à traverser quand il est grossi par l'orage.
Tout ici est lugubre et désolé ; des crètes nues, des rochers en surplomb ; les échos qui se répètent le hurlement furieux du torrent ; pas un arbre, si ce n'est le voile de sombres pins que déploient les montagnes de l'horizon. Il y a, pour la pensée, un monde d'intervalle entre le Lac-Vert et le Nant-Noir.
On conte, dans le pays, beaucoup de traditions étranges touchant ce hideux torrent. C'est, dit-on, sur ses rives que les esprits des montagnes maudites tenaient leur sabbat dans les nuits d'hiver. Ce sont eux qui ont remué toute la montagne pour y cacher leurs trésors. Leur vol tumultueux a brisé tous les arbres qui croissaient autrefois dans ce lieu funèbre. C'est en y dansant qu'ils ont brûlé cette terre, c'est en s'y baignant qu'ils ont noirci cette eau. Il y a aussi un démon du Nant-Noir qui pousse les voyageurs dans son gouffre et rit de les voir tomber. Ses prunelles sont deux globes de feu; et plus d'un hardi chasseur de chamois, égaré la nuit dans la montagne, a entendu sa voix rauque et sonore répondant, du fond de l'abîme, à la voix de son torrent.
J'avouerai cotte infirmité de mon esprit; il aurait manqué pour moi quelque chose à l'horrible beauté de ce site sauvage, si quel que tradition populaire ne lui eût empreint un caractère merveilleux. Je me suis arrêté avec complaisance sur ces détails, parce que j'aime les superstitions; elles sont filles de la religion et mères de la poésie.
Ce torrent traversé, les nants deviennent plus fréquens; les ondulations de la route sont plus brusques et plus rapides; le cône du mont sur lequel elle court a été, en quelque sorte, cannelé par les cataractes pluviales, les éboulemens et les avalanches de pierres. Cependant une végétation vive et fraîche reparaît autour du chemin, et voile aux yeux larve, que l'on entend bruire au fond du ravin.
Une vallée d'un aspect sévère et triste se présente. Au milieu s'élève un clocher, autour duquel se groupent quelques cabanes. Voilà Servoz. De toutes parts encaissée par de hantes montagnes, cette vallée paraît comme ensevelie dans un blanc suaire de neige, sous Lin noir linceul de sapins. Ce qui ajoute à l'impression singulièrement mélancolique qu'elle produit sur l'esprit, c'est de l'avoir dominée ou plutôt menacée par les débris gigantesques d'une montagne qui s'écroula, je crois, en 1741 . On dit que la chute de ce mont, qui écrasa des forêts, combla des vallées, ouvrit des abîmes, fut accompagnée d'un tel déluge de cendre et de poussière, que, durant trois jours, une nuit complète couvrit le pays à plusieurs lieues à la ronde. Les savans déclarèrent que c'était un volcan. Ils se trompaient. Les ignorans se trompèrent aussi : ils crurent que c'était la fin du monde. Erreur pour erreur, je préfère celle des ignorans : elle est plus naïve.
Cette montagne ruinée effraie le regard et la pensée. Je ne sais, et nul ne peut dire, comment se déplaça le centre où reposait l'équilibre de ce grand corps ; quelle cause mina la base sur laquelle posaient ses immenses terrasses, ses plateaux, ses dômes, ses pentes, ses aiguilles. Est-ce une convulsion intérieure du globe ? est-ce une goutte d'eau lentement distillée depuis des siècles?... Felix qui potuit.
Cependant il est difficile de ne pas se livrer à d'inutiles méditations sur ce grand mystère, en présence d'un si prodigieux bouleversement. Les terres, les neiges, les forêts, en se précipitant dans les vallées en vironnantes, ont mis à découvert ce qu'on pourrait appeler le squelette du mont. Ces blocs de marbre noir veiné de blanc sont ses pieds monstrueux, encore à demi cachés par des masses pyramidales de terres éboulées ; voilà ses ossemens de silex, ses bras de granit qui se dressent encore; et là haut, au dessus des nuages, cette large zone de roche calcaire, qui montre à nu ses couches horizontales, c'est le front ridé du géant.
Combien les monumens de l'homme semblent peu de chose près de ces édifices merveilleux qu'une main puissante éleva sur la surface de la terre, et dans lesquels il y a pour l'ame comme une nouvelle manifestation de Dieu ! Ils ont beau, avec la fuite des années, changer de forme et d'aspect, leur architecture, sans cesse rajeunie, garde éternellement son type primitif. A ces rochers qui surplombent et se dégradent, succèderont d'autres rochers qui déchireront les nues ; de nouveaux arbres croîtront sans culture, gissent ces troncs morts de vieillesse; ces torrens s'écoulent, d'autres cataractes s'ouvriront; depuis des siècles, la physionomie des Alpes n'a pas varié ; les détails passent, l'ensemble reste.
Heureux le peuple qui, comme les fils de Guillaume Tell et de Vinkelried, peut confier à de tels monumens tous ses souvenirs de gloire, de religion et de liberté ! Comment pourraient s'effacer ces saintes traditions, quand rien de ce qui les rappelle ne peut périr ! Ces sublimes édifices n'ont à craindre ni l'ignoble badigeon qui a souillé Notre-Dame de Reims, Notre-Dame de Paris, Saint-Germain-des-Prés, la vieille abbaye romaine ; ni le grattoir qui a mutilé les frontons de la cour du Louvre, ni le marteau qui allait démolir Chambord, après avoir détruit les manoirs de Montmorency et de Bayard. Encore un peu, et tous les monumens de France ne seront plus que des ruines; encore un peu, et toutes ces illustres ruines ne seront plus que des pierres, et ces pierres ne seront plus que de la poussière. Ici tout se transforme, rien ne meurt; une ruine de montagne est encore une montagne. Le colosse a changé d'attitude, voilà tout. C'est qu'il y a, dans toutes les parties de la création, un souffle qui les anime. Les ouvrages de Dieu vivent, ceux de l'homme durent, et que durent-ils !

(a) Le plus grand danger peut-être des excursions alpestres est la rencontre fréquente de ces précipices sans fonds, cachés à l'oeil par une légère croûte de neige congelée, qui se dérobe bous les pas du voyageur et l'engloutit.

(1) Les gens du pays donnent aux torrens le nom de Nants. Il est remarquable que ce nom appartient à la langue celtique (Nant, amas d'eau, eau courante, torrent ou fleuve), et a donné son nom à la capitale (Nantes, ville divisée en effet par les mille bras de la Loire) de cette Bretagne qui fut l'Armorique. Voici que nous le rencontrerons aux Alpes, et dans toute la pureté de son acception première ! Ainsi on retrouve toujours par places dans l'Europe actuelle quelques vestiges de cette vieille langue celte, base première et inconnue de tous nos idiomes, à peu près comme on voit souvent paraître à la surface du sol, en dépit des couches calcaires et argileuses qui la recouvrent, de larges lianes de ce granit primitif qui est, pour ainsi dire, l'ossement du globe.

            VICTOR HUGO

 

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